L'annonce de la fin du conflit armé, la "fraternité turco kurde" et même l'éloge de "la bannière musulmane" sous laquelle elle se serait épanouie avant la naissance de la République (ça c'est plus nouveau) proclamé par le message d'Öcalan devant une immense foule en liesse lors du Newroz à Diyarbakir, n'ont pas suffit. Certes, tout le monde ou presque se réjouit.
Mais la fête était trop belle sans doute ! Il fallait bien trouver un couac. On l’a trouvé.
Il n’y avait pas de drapeau turc pour « Nevroz » ! Un acte de sabotage du BDP, le parti du mouvement kurde, contre le processus de paix a déclaré Recep Tayyip Erdogan. Rien que cela ! Il est possible que lors des rencontres à Imrali le BDP avait été prié de l’afficher ce drapeau et qu’il n' en ait fait qu’à sa tête. De là à le qualifier de saboteur.
Le président Gül a renchéri, à l'unisson cette fois avec son principal concurrent à la course à la présidentielle. Processus de paix ou non, l'AKP n'a pas envie d’abandonner cette question ô combien sensible à l’opposition.
Car la palme va au CHP qui n’a pas l’air de beaucoup se réjouir de la fin annoncée des combats entre jeunes citoyen(ne)s d'un même pays, qui ont quand même fait plus de 45000 morts depuis 30 ans que le conflit perdure – des morts essentiellement kurdes, il est vrai (8000 victimes au sein des forces de sécurité au sein desquelles il y a aussi des Kurdes). Le parti kémaliste a choisi de rester silencieux pendant deux jours, avant de déclarer soutenir avec réserve le processus de paix. Et c’est par un immense drapeau turc brandi sur la façade du bâtiment du CHP à Ankara que le message d’Öcalan était accueilli jeudi soir. Visiblement, l’annonce de paix faisait courir un grand danger à la République.
Drapeau turc que le président du CHP Kemal Kiliçdaroglu affichait sur son compte Twitter, assorti d'un court extrait de l'hymne national turc :
"çatma, kurban olayım, çehreni hey nazlı hilal!’
"Ô croissant chéri, ne t'emporte pas, je peux donner ma vie pour toi."
S'il annonçait ainsi qu'il était prêt à s'engager dans les commandos et à laisser sa peau dans les montagnes d'Hakkari, c’est un peu tard. Il avait 29 ans pour le faire. Mais Karayilan vient de déclarer le cessez le feu annoncé par Öcalan. Et en Août les combattants du PKK devraient quitter le territoire turc a confirmé vendredi Selahttin Demirtas, le co-président du BDP.
Cela m'étonnerait que le gazouillis de Kiliçdaroglu ait beaucoup plu aux rares députés kurdes du CHP, comme Sezgin Tanrikulu ou Hüseyin Aygun, qui se revendique il est vrai alévi zaza plutôt que kurde, mais qui peut difficilement être qualifié de kémaliste pur et dur. Un de mes amis alévi, jusque là inconditionnel de Kiliçdaroglu, était furieux. "Un parti qui se prétend social démocrate et est dirigé par un Alévi (forcément démocrate jusqu'alors ) devrait être en avance sur l'AKP avec la question kurde, pas freiner comme ça !".
Quant au MHP, c'est au sein de l'Assemblée Nationale qu'il l'a brandi. Pour l’extrême droite les pourparlers avec le « chef terroriste », qualifié de « tueurs d’enfants » équivaut évidemment à une trahison. Il n’y a qu’une seule méthode qui vaille : « éradiquer le PKK » . Qu’importe si ça fait 29 ans que l’armée turque n’y arrive pas.
Le problème, c'est que le drapeau turc n'a jamais été affiché pendant les fêtes de Newroz rappelle sèchement Aysel Tugluk. En effet cette fête qui annonce le nouvel an kurde, iranien, azéri… est devenu en Turquie un temps fort des mobilisations kurdes. La fête où tout le monde dans des villes comme Diyarbakir ou Hakkari - même les sympathisants AKP - affiche sa kurdité avec allégresse et à laquelle il était risqué de prendre part dans les années 90. Peut-être qu'il a fallu une couverture médiatique exceptionnelle, pour que le reste du pays se rende enfin compte que c'était une fête en rouge, vert, jaune, celles du drapeau kurde dont on peut apprendre l’histoire sur le blog de Sandrine Alexis.
Et la député ajoute que les Kurdes n’ont aucun problème avec le drapeau national qu’ils respectent. Esat Canan, qui se veut plus conciliant, regrette son absence un tel jour et parle d'oubli (il était aussi oublié dans sa ville de Yüksekova ) Et Nursel Aydoğan, députée de Diyarbakir aurait même assuré "que le peuple kurde n'a jamais eu aucun problème avec le principe d'un "seul drapeau"( tek bayrak) qu'il a adopté depuis le début de la République", ce qui a peut-être fait grincer quelques dents au sein du mouvement kurde, tant le slogan « Un seul Etat, un seul peuple, un seul drapeau » (Tek devlet, tek millet, tek bayrak) est synonyme de « On vous prévient les Kurdes ! ». Mais dans l’allégresse générale, c’est peut-être passé sans que personne ne le relève.
Le drapeau turc n’est à l’honneur que dans le Nevroz officiel organisé depuis les années 90 par les autorité pour tenter de turquifier ce fichu Newroz, tentative ratée - quand on visionne la vidéo on comprend pourquoi ! Un resmi Nevroz où le drapeau turc est bien affiché, qui débute avec l'hymne national turc et durant lequel des officiels sautent maladroitement par-dessus un petit feu, tandis qu'un public de fonctionnaires turcs coincé sur des chaises applaudit en semblant s'ennuyer à mort.
Et où l'année dernière, des petits cadeaux (des cigarettes sans doute, selon un copain kurde) étaient distribués aux villageois korucus de Semdinli (Hakkari) conviés à la cérémonie, comme on le voit sur la vidéo.
Processus de paix aidant, les autorités ont renoncé semble-t-il à leur Nevroz officiel sans W. Un tel renoncement valait peut-être un coup de sang pour le drapeau. Il fallait peut-être surtout donner une réponse au choc des images. Le rouge, vert, jaune des festivités, le public turc des chaînes de TV commence à s’y faire. Mais les immenses effigie d’Öcalan le « tueur d’enfants » - ont pu choquer certaines sensibilités.
Cette crise du drapeau, aussi minime semble t’elle face aux enjeux qui se dessinent augure des difficultés auquel le processus de paix va être confronté. Entre un mouvement kurde qui ne sera sans doute pas prêt à toutes les concessions et le nationalisme de l’opinion publique turque auquel il faudra aussi donner des gages, ça promet au moins en « coups de gueule » du chef de gouvernement.
Les modalité du retrait des combattants du PKK du territoire turc doit être un casse-tête. En 1999 alors qu’ils se repliaient, obéissant à l’ordre d’un Öcalan humilié après son rapt au Kenya, ils s’étaient fait massacrer par l’armée (500 tués dans leurs rangs). Erdogan a promis que cela ne se reproduirait pas. Mais cela sera sans doute difficile d’éviter des scènes de fraternisation avec des populations sympathisantes sur le chemin du repli. Or, la foule acclamant les quelques guérillas rentrant en Turquie par le poste d’Habur dans le cadre de l’ouverture démocratique (Acilim) avait crée un tel choc dans l’opinion que le processus avait été interrompu. A quelques mois de l’élection présidentielle Erdogan n’a certainement pas envie de reproduire la même expérience. On comprend qu’il aurait préféré que la date du retrait soit fixée au 16 juin.
Mais ce sera en Août. Or le 15 août est une date symbolique pour le PKK. Celle qui marque le début de son insurrection (après toute les précédentes insurrections kurdes)
Quant aux provocations en tout genre, ça commence déjà. A Silivri dans la banlieue d'Istanbul des ülkücü (ultra nationalistes) viennent de s'en prendre violemment à 7 maçons kurdes qui bossaient sur un chantier.